Un marginal de l’excellence, plus qu’un ami…disparu en 2006
De bonne taille, le corps sec et nerveux, les yeux bleus au regard pénétrant, le sourcil en bataille, toujours les sandales aux pieds et l’hiver un gilet de laine et un bonnet, le pas rapide, légèrement voûté, la voix un peu haut perchée teintée d’accent suisse, Marc Feller était un homme qui dès le premier contact dégageait une personnalité peu commune.
Polytechnicien de l’école de Zurich, ayant participé à l’aventure que fut la construction du barrage de la Grande Dixence, il avait choisi de vivre à l’écart, sur les bords de l’étang de Berre, sous ces falaises de grès plantées de pin et peuplées d’écureuils : là un chalet minuscule, de grands bâtiments pour ses expériences et ses multiples activités et tout au bord de l’eau, les célèbres baignoires, théâtres de fêtes mémorables.
Je l’ai connu à la fin des années 70. Toujours soucieux des autres, il m’avait proposé de venir construire mon four, acheté en « kit », chez lui, répondant ainsi à mon manque d’expérience. Et quelle leçon, quel bonheur d’avoir fréquenté pendant plus d’un mois cet homme qui nous a littéralement ouvert les portes de la céramique en permettant aux potiers isolés dans leur île de Corse que nous étions ma femme et moi d’approcher ce monde si lointain, forgeant, dans le même temps, une amitié qui s’est poursuivie jusqu’à la fin.
Nombreux sont les céramistes qui connaissent ou on entendu parler des fours de Marc Feller, en soit une révolution, avec leurs réchauffeurs, économiseurs d’énergie (déjà), le principe de la cuisson mixte, et leur capacité de continuer de monter pendant la réduction, mais quels sont ceux qui sont capables d’évoquer ses multiples et géniales facettes ? La géologie, la physique, les métaux, la chimie et la mécanique, – je repense à Hannibal, 403 à plateau, véhicule sans âge, si souvent « chadoqué » et toujours vaillante, – la céramique bien sûr, et la cuisine !
Attention, ce n’était pas un monsieur touche à tout, mais à chaque fois un véritable génie, le mot n’est pas trop fort, qui allait jusqu’au bout de ses théories et n’hésitait pas à les mettre en pratique. D’autres pourraient, et je sais qu’ils le feront, apporter plus de détails ou des précisions sur une machine automatique pour planter le riz, vendue à la Chine, sur ces nombreux brevets traduits par ses soins ou avec l’aide de sa compagne, Scampy, dans de nombreuses langues, dont le farsi, de ses démonstrations âprement défendues sur l’ondulation de la lumière ou sur l’origine des dépôts de verre naturel dans le désert lybien…
Mais bien au delà de cette personnalité à l’immense culture, je crois que Marc Feller avait surtout choisi de vivre en amitié avec les chats, – qui n’a pas connu le siamois Yvan, seigneur des lieux ? – et aussi avec les hommes. Pour eux il réservait le meilleur comme à chaque début d’année, où cessant tout autre activité, il confectionnait de délicieux croissants aux anchois qu’il offrait à tous ceux qui passaient lui rendre visite : pâte feuilletée tournée 16 fois, margarine pâtissière acquise auprès de professionnels de haute volée. A se damner ! Et lui qui avait un si petit appétit, ayant surtout le plaisir à vous voir manger !
Il faut savoir qu’il était le seul autorisé à pénéter dans la cuisine, une pièce de quelques mètres carrés où il préparait des choses simples mais qui par sa seule magie devenaient un régal. Un jour qu’il m’avait demandé de lui rapporter des patates, j’étais le préposé au courses, je retrouvai Scampy, attablée pour midi : » Marc n’arrive pas à faire des frittes avec les pommes de terre que tu lui as ramené ! » Je passais la tête par la porte de la cuisine où effectivement, il bougonnait devant la poêle. Devant mon insistance, il finit par les servir, et elles étaient très bonnes, mais pas parfaites au sens de Marc Feller : l’à peu près n’était pas de son monde ! En punition, j’eus droit à une description de quelques 200 variétés de pommes de terre dont il m’enseigna l’usage exact.
Nous avons appris son décès dimanche à Paris, place St.Sulpice. L’émotion était grande aux Journées de la Céramique, tant le souvenir qu’il laisse dans la mémoire de nombreux potiers est fort. Vous imaginez combien tous nous avons été profondément affecté d’apprendre cette douloureuse nouvelle : Marc, après son accident, nous semblait aller beaucoup mieux et nous n’imaginions pas sa disparition subite.
Marc Feller était un homme d’exception et en ce qui me concerne, il a beaucoup contribué à faire ce que je suis devenu en tant qu’homme et comme céramiste. Je lui en suis infiniment reconnaissant.
C. Eissautier 12 juillet 2006
Texte paru dans la Revue de la Céramique fin 2006